Texte du Podcast
par Francis Kohn – Postulateur de la cause de canonisation du Serviteur de Dieu Pierre Goursat
Adorer pour brûler d’amour : désirer le salut des âmes
Dans le précédent enseignement, je vous ai parlé de l’importance qu’avait la prière pour Pierre Goursat, en particulier l’adoration eucharistique. Dans cet entretien, qui a pour titre « Adorer pour brûler d’amour : désirer le salut des âmes », je développerai 5 points.
– I) Adorer Jésus, présent dans le Saint-Sacrement, pour brûler d’amour
C’est dans l’adoration devant le Saint-Sacrement que Pierre entretenait ce feu de l’amour divin qui embrasait son cœur. Il brûlait, corps et âme, du désir de voir la charité renouveler l’Église et embraser le monde. Il était convaincu que le renouveau de l’Église impliquait la remise en valeur de l’adoration eucharistique. Il disait :
« Cette adoration a pour but naturellement d’honorer le Corps et le Cœur du Christ mais c’est surtout pour qu’on lui demande qu’il nous embrase d’amour, que nous soyons embrasés d’amour pour embraser nos frères à notre tour. L’Église actuellement s’est refroidie. La seule manière de transformer, de revitaliser l’Église, c’est l’amour ; et c’est l’amour du Cœur de Jésus. Et cela se demande dans l’adoration et dans la prière confiante »[1].
Beaucoup de frères et sœurs de communauté qui ont connu Pierre Goursat disent combien il était enflammé par la charité divine. Je cite quelques témoignages : « Il brûlait de charité de façon surnaturelle », « cet amour brûlant de Dieu était omniprésent dans la vie de Pierre », « il avait un amour brûlant pour Dieu », « son amour de Dieu se manifestait par sa capacité à se laisser brûler par le Seigneur […]. Il luttait beaucoup contre l’indifférence ». Et il transmettait ce feu aux autres, comme une sœur le précise : « L’amour pour Dieu, il en était consumé […]. Il y avait en Pierre ce côté brûlant d’amour qui se concrétisait d’abord dans l’adoration […]. Quand il parlait c’était du feu, ça enflammait ».
Pierre ne cessait d’exhorter ses frères et sœurs de Communauté à brûler d’amour, à demander au Seigneur « qu’il nous embrase d’Amour, que nous soyons embrasés d’amour pour embraser nos frères à notre tour »[2]. Il nous disait souvent : « Il faut que ça brûle ! ». Il affirmait aussi : « C’est vraiment ce feu, ce feu d’amour qui brûle. C’est un feu qui est donné, si bien que sans difficulté, on arrive à prier, sans contention ». Et il poursuivait son propos en nous invitant à propager un incendie d’amour dans le monde : « Il suffit d’un endroit où quelqu’un est là pour aimer Jésus, pour qu’aussitôt les gens accourent […]. L’homme est fait pour brûler. Alors allumez des allumettes partout et vous verrez le feu que vous allez faire. Mais vraiment ayez cet amour. Adorez. Adorez, adorez »[3]. Et il nous interpellait ainsi : « Il faut vraiment que vous priiez en disant : “Seigneur, enflamme-moi, brûle-moi, consume-moi de ton Amour pour qu’on puisse mettre le feu à la terre” »[4].
Dans la Bible, le feu est un symbole de la présence de Dieu : « Notre Dieu est un feu consumant » (He 12, 29 ; cf. Dt 4, 24). Dieu révèle à Moïse son nom, c’est-à-dire son identité, dans le “buisson ardent” qui brûlait sans se consumer (cf. Ex 3, 2-3). Se référant à cet épisode biblique, Pierre Goursat disait :
« L’important, c’est de dire qu’on est consumé, plutôt qu’on est brûlé et qu’on est des buissons ardents. Des buissons ardents qui brûlent et qui ne se consument pas. On a tous les avantages, on brûle et on ne se consume pas. Et ça fait une drôle de chaleur, je vous promets. Et finalement, c’est ce que Jésus a demandé : “Je suis venu apporter le feu sur la terre et que désirais-je sinon qu’il s’allume” (cf. Lc 12, 49). Or vraiment nous pouvons faire un feu de brousse qui se transforme ensuite en feu de forêt. La forêt est en feu ! Et vraiment cet amour du Seigneur, l’Esprit Saint, nous transporte complètement »[5].
– II) L’adoration attise en nous le zèle pour le salut des âmes
On pourrait le formuler autrement et dire : le zèle pour le “salut des âmes” est le fruit direct de l’adoration. La pratique assidue de l’adoration transforme progressivement notre cœur et nous fait percevoir d’une façon nouvelle les besoins de nos frères et sœurs en humanité.
Parler du zèle pour le “salut des âmes” peut paraître ringard, tant l’expression semble démodée aujourd’hui ! Et pourtant, comme le rappelle le Code de Droit canonique de l’Église catholique : « Le salut des âmes doit toujours être dans l’Église la loi suprême ». Dans son Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi (8 décembre 1975), Paul VI rappelait que l’annonce explicite du message évangélique est nécessaire « afin que les hommes puissent croire et être sauvés ». Il en précisait clairement la raison : « C’est le salut des hommes qui est en cause » (n° 5). Le Catéchisme de l’Église Catholique affirme : « Dans l’espérance l’Église prie que “tous les hommes soient sauvés” (1 Tm 2, 4) »[6]. Dieu veut sauver tous les hommes et il nous appelle à coopérer à cette œuvre de salut. A toutes les époques de l’histoire de l’Église, les saints ont été habités, dévorés, par cette hantise du “salut des âmes”.
Toute sa vie, Pierre Goursat a été, lui aussi, animé par ce désir du “salut des âmes”. Il portait un regard d’espérance sur chaque personne, en particulier les plus blessées, et il les aidait à voir leur bon devenir et à prendre de la distance par rapport à leurs souffrances. Un frère témoigne : « Il avait une profonde espérance que le Seigneur sauve les âmes […]. Il pensait que tout homme peut être sauvé et il l’a montré en pratiquant l’espérance avec des personnes en grande difficulté. Il disait : “Je crois qu’on ne peut pas désespérer d’eux” ».
Pierre fut très marqué par le Cardinal Suhard qu’il rencontra régulièrement à partir de 1943, lorsqu’il était archevêque de Paris et partageait avec lui le zèle pour l’évangélisation de la France, qui était largement déchristianisée. Le Cardinal Suhard avait un souci constant d’évangéliser le peuple de Paris, comme cela apparaît dans de nombreuses interventions qu’il a faites, par exemple l’homélie qu’il prononça à la cathédrale Notre-Dame de Paris le 5 décembre 1948. Il disait :
« Sauver les âmes de Paris, telle est, mes frères, la première tâche. C’est de cette foule que j’aurai à répondre, au jour du Jugement. Comprenez-vous, alors, l’angoisse que j’éprouve ? C’est une hantise, une idée fixe, qui ne me quitte pas. Quand je parcours ces banlieues aux usines mornes, ou les rues illuminées du centre ; quand je vois cette foule, tour à tour raffinée ou misérable, mon cœur se serre jusqu’à la douleur »[7].
En novembre 1948, six mois avant sa mort, le Cardinal Suhard exprima à Pie XII sa hantise pour le salut des âmes des habitants de Paris et de sa banlieue. L’archevêque de Paris dit au pape : « Cinq millions d’âmes ! Très Saint-Père. Cinq millions d’âmes ». Pie XII lui répondit : « Et moi ? Que devrais-je dire ! Six cent millions ! » Alors, le visage grave, l’archevêque reprend : « Vous vouliez dire deux milliards, Très Saint-Père ? » […][8].
Cet ardent zèle missionnaire qui animait le Cardinal Suhard fut contagieux pour Pierre Goursat qui, lui aussi, brûlera sans cesse de ce feu intérieur qui le poussera à prier nuit et jour pour le salut du monde et à se consacrer à l’évangélisation dans cette grande ville de Paris. Pierre évoquera une rencontre avec son évêque qui fut déterminante pour lui, alors qu’ils étaient ensemble à la basilique du Sacré-Cœur qui domine toute la ville de Paris. Pierre disait :
« [C’est] le dynamisme de l’amour qui nous donne cette joie d’entreprendre pour sauver les âmes. Nous sommes là pour sauver des âmes et le Seigneur nous en demandera compte. Je me souviens du vieux cardinal Suhard qui arrivait à Paris en temps de guerre pour prendre son poste au moment où Paris était occupé. Et montant au Sacré-Cœur, il voyait tout Paris sous ses pieds et il disait, à l’époque il n’y avait que trois millions [d’habitants] : “Et dire que je suis responsable de trois millions d’âmes, que le Seigneur me demandera compte de ces trois millions d’âmes ! ” Il avait un esprit missionnaire, si bien qu’il a créé la Mission de Paris, il a créé la Mission de France, il était brûlé d’amour missionnaire »[9].
Pierre Goursat éprouvait une grande souffrance à l’idée que des âmes puissent se perdre, et durant ses longues veilles nocturnes devant le Saint-Sacrement, il suppliait Dieu en reprenant à son compte cette prière de St Dominique : « Mais Seigneur, que vont devenir les pécheurs ? ». Pierre disait : « On doit vraiment avoir ce cœur transpercé en disant sans arrêt au Seigneur : “Mais sauve le monde !” »[10]. Il écrivait également : « Dieu veut, à la place de notre cœur de pierre nous communiquer son ardent désir de sauver les âmes »[11].
Pierre exhortait ainsi les membres de la Communauté :
« Il faut demander tous les jours de notre vie au Seigneur de nous donner ce feu brûlant pour la conversion des pécheurs […]. Demandons au Seigneur de brûler d’amour pour nos frères les pécheurs »[12].
Aucune détresse humaine ne laissait Pierre indifférent. La nuit, il priait pour tous ceux qui se perdent, tout particulièrement pour le monde de la prostitution. Je vais vous donner un exemple. Quand j’étais curé de la paroisse de la Trinité à Paris, en 1988 j’avais repris un restaurant situé place Pigalle, que j’avais appelé le “Bistrot du curé”. Les clients étaient très variés, et certaines prostituées du quartier y venaient aussi. Béatrice, qui était responsable du service du soir, avait accueilli Sara, une personne prostituée musulmane, qui venait régulièrement dîner et lui avait confié l’enfer qu’elle vivait dans la rue. Lui ayant donné rendez-vous un dimanche après-midi pour partager avec elle, toutes deux rencontrent Pierre devant l’église de la Trinité. Béatrice lui présente Sara. Pierre la prend à part et l’écoute un long moment. On ne sait pas ce que Pierre lui a dit ; mais quand Sara retrouva Béatrice, elle lui confia ces paroles, avec une grande émotion : « C’est mon père, il m’aime ». Et quand en 1991, Béatrice annonça à Sara le décès de Pierre, elle pleura et lui dit : « J’ai perdu mon père ».
Voici un autre témoignage d’un prêtre français qui vivait au Japon. Il a raconté ce souvenir qui l’a profondément marqué, alors qu’il était en vacances chez son frère à Paris. Il dit :
« Revenant un soir tard, vers minuit, je me suis arrêté au niveau de la Péniche et, du parapet, j’ai aperçu une lumière, la seule, qui rayonnait d’une chambre et j’ai alors nettement aperçu la silhouette de Pierre Goursat, agenouillé, en prière ! C’était impressionnant au plus haut degré. Paris encore agité par les “bêtes de nuit” ou bien lourdement endormi, et là sur les bords de la Seine, le Juste, le Saint de Dieu, qui prie pour la Cité ! Inoubliable ! ».
Pierre expliquait :
« On demande au Seigneur de nous faire brûler d’amour pour la conversion de nos frères. Il faut demander tous les jours de notre vie au Seigneur, à partir de maintenant, de nous donner ce feu brûlant pour la conversion des pécheurs. Et il est évident que la plus grande souffrance de Jésus à son agonie, ce n’est pas toutes les souffrances [physiques] qu’il pouvait [éprouver], qui devaient être pourtant terribles, c’est surtout de se dire : “Est-ce que mon sacrifice [ne] sera [pas] inutile pour un certain nombre qui refuseront d’accepter l’Amour ? Et si vraiment ils refusent l’Amour, on ne peut rien, parce qu’ils s’y refusent”. Alors c’est évident que des personnes sentant à quel point, par leur martyre, [elles] peuvent sauver des âmes, sont dans une joie surnaturelle, parce que c’est donné par Dieu, par la charité […]. St Dominique passait ses nuits en disant : “Mais Seigneur, que vont devenir les pécheurs ?” Il suppliait sans arrêt. A ce point-là, d’ailleurs, cela facilite beaucoup l’oraison, parce qu’au lieu de nous endormir ou de rester dans la sécheresse, quand vous voyez que les gens souffrent, vous n’avez plus de sécheresse. Vous dites : “Seigneur, Seigneur, aie pitié, aie pitié, je te demande de m’aider à souffrir pour eux ». Et Pierre ajoutait : « Mes petits sacrifices, prends-les dans ton amour, transforme-les par ta force, pour convertir ces pécheurs” »[13].
– III) Faire des “petits sacrifices” par amour pour sauver les âmes
Pierre Goursat nous invitait à offrir les épreuves, les humiliations, les contrariétés, les désagréments que nous connaissons pour sauver des âmes, car ces petits sacrifices favorisent l’union à Dieu et nourrissent en nous le feu de l’amour. Ils ont pour motivation le désir du salut des âmes et le font grandir, nous font brûler d’amour pour elles. Pierre disait :
« Il faut vraiment demander cette joie de l’amour et de ce feu ! Et d’être des torches vivantes. Alors qu’est-ce qu’on peut faire ? On a beau dire : “Seigneur, je veux brûler, je veux brûler avec toi”, c’est du sentiment. Sur le plan pratique, on n’a qu’à se tourner vers Thérèse de l’enfant Jésus et voir ce qu’elle nous dit. Elle nous dit : “C’est par les petits sacrifices que j’ai faits pour le Seigneur que je serai si bien reçue” »[14].
Dans l’enseignement sur l’humilité et la pauvreté du cœur, je vous ai montré comment Pierre Goursat avait repris à son compte et fait sienne la “petite voie” de Ste Thérèse de Lisieux. Il en est de même pour ce qu’il a cherché à vivre et exprimé à propos de ce zèle pour le salut des âmes qui l’animait et le poussait à faire des “petits sacrifices”.
Je voudrais souligner cette convergence, en mettant en perspective, en parallèle, les paroles de Pierre avec celles de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui brûlait du feu de l’amour de Dieu. Elle écrivait dans ses Manuscrits autobiographiques : « Je demande à Jésus de m’attirer dans les flammes de son amour, de m’unir si étroitement à Lui, qu’Il vive et agisse en moi… car une âme embrasée d’amour ne peut rester inactive » (Ms C, 36r°).
Pour mieux comprendre le cheminement de Ste Thérèse, j’évoquerai des faits décisifs pour elle, avant qu’elle n’entre au carmel. A Noël 1886, elle avait reçu une grande grâce de guérison intérieure qui éveilla en elle un grand désir de sauver les âmes. Elle écrira ensuite : « Il fit de moi un pêcheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs… Je sentis la charité entrer dans mon cœur, le besoin de m’oublier… et depuis lors je fus heureuse !… » (Ms A, 45v°). En juillet 1887, Thérèse est bouleversée en lisant cette phrase “J’ai soif, j’ai soif des âmes”, sur une image de Jésus crucifié qui dépasse de son missel.
Elle décide alors de se tenir au pied de la Croix pour recueillir au profit des pécheurs le sang versé par le Christ. Elle explique : « Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon cœur “J’ai soif !”. Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive… Je me sentais dévorée de la soif des âmes » (Ms A, 45v).
Évoquant ce passage, Pierre disait :
« Il y a une telle joie à sauver les âmes qu’on accepte les souffrances. Et d’ailleurs, il y a une telle souffrance en pensant aux âmes qui se perdent, qui sont sur le point de se perdre, que les autres souffrances ne sont rien à côté. C’est cela la nature de l’amour »[15].
Pierre Goursat fut profondément marqué par le fait que Thérèse avait prié et multiplié les sacrifices pour le criminel Henri Pranzini, qui avait été condamné à mort, afin qu’il manifeste un signe de repentir avant d’être exécuté (cf. Ms A, 45v°). Thérèse a alors 14 ans. Quand elle comprend que sa prière a été accueillie favorablement par Dieu, elle décide d’entrer au Carmel : « Depuis cette grâce unique, écrit-elle, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour » (Ms A, 46v°). L’audace de la petite Thérèse incita Pierre Goursat, alors qu’il était étudiant à l’École Pratique des Hautes Études, à prier pour la conversion de son professeur de civilisation celtique, qui était juif. Dix ans plus tard, Pierre apprendra qu’il a été exaucé.
A la fin de sa vie, Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus a beaucoup souffert physiquement, mais aussi moralement et spirituellement car elle a vécu une nuit de la foi et a fait l’expérience de s’assoir à la table des pécheurs, comme elle l’a écrit. Évoquant ce que Thérèse disait alors : « C’est terrible ce que je souffre », Pierre soulignait : « Mais elle était tellement heureuse de sauver des âmes ! Elle avait vraiment le feu de l’amour en elle. Alors ce qu’il faut demander, c’est ce feu de l’amour, un feu infiniment plus grand que les souffrances »[16].
Pierre intercédait sans cesse pour les pécheurs et nous invitait à faire de même, en disant au Seigneur :
« Je te demande de m’aider à souffrir pour eux. Mes petits sacrifices, prends-les dans ton amour pour convertir ces pécheurs. Il faut demander au Seigneur, tous les jours de notre vie, de nous donner ce feu brûlant pour la conversion des pécheurs »[17].
Pierre Goursat ne supportait pas le dolorisme, et comme Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus, il affirmait que ce qui compte, ce n’est pas l’ascèse et l’effort que nous faisons, mais l’intention et l’intensité d’amour que nous mettons dans ces “petits sacrifices”. Je cite à nouveau Pierre Goursat :
« Comme dit Thérèse de l’Enfant-Jésus, tout ce qu’on fait par amour devient de l’amour. Et [ce ne sont] pas les services eux-mêmes qu’on rend qui existent réellement dans le cœur du Seigneur, c’est la manière dont on les fait avec amour »[18]. Il ajoutait : « Parce que ces petits sacrifices sont des sacrifices d’amour et l’amour transforme tout. Ce [qui compte, ce] n’est pas les choses que l’on fait, mais c’est l’amour avec lequel on les fait »[19].
Pierre donnait des exemples. Avant de s’endormir, on peut prier ainsi :
« Seigneur, pendant cette nuit où je vais être dans mon lit bien douillet, je te prie pour tous ceux à qui on a enlevé toutes les couvertures, les vêtements, et qui sont obligés de coucher sur une dalle humide dans le froid d’un cachot. Fais qu’ils ne souffrent pas trop et donne-leur la force »[20].
Pierre nous invitait avec réalisme à ne pas viser les actes héroïques, mais à rechercher les sacrifices les plus simples, en apparence les plus insignifiants. Il affirmait : « Comme dit Thérèse de l’Enfant-Jésus : “J’ai commencé par des petits sacrifices”. Mais des tout petits sacrifices. Les plus petits que vous pouvez trouver. Dès que vous en trouvez un gros, dites : “Ah non ! Il est encore trop gros”. Alors vous cherchez et vous dites : “Non, il est encore trop gros”. Vous prenez le plus petit. Alors, le plus petit, petit, ce n’est pas fatigant ! »[21]. Il ajoutait :
« [Thérèse] disait : “Il faut faire des sacrifices”. Mais si on fait des sacrifices, on dit : “Oui, Seigneur, mais enfin, moi, je ne peux pas, et puis ça me tend, je suis fatigué ”. Et elle dit : “ Eh bien, moi, je fais de tout petits sacrifices. Alors ce sont de tout petits sacrifices : je ramasse une épingle, je ramasse un papier qui traîne”. Enfin, si on fait cela par amour, c’est de l’amour. C’est l’intention qui compte. Et d’autre part, ce sont des petits sacrifices qui nous remettent en présence de Dieu. Alors, tous ces petits sacrifices, ça nous met dans un état d’amour et dans un état d’attention au Seigneur […]. C’est une question d’habitude. Quand on commence à faire des sacrifices, on continue à faire des sacrifices. Surtout si on les fait par amour »[22].
Ste Thérèse de Lisieux s’obligeait à marcher dans son cloître pour un missionnaire. Elle avait dans sa communauté une sœur qu’elle ne pouvait pas supporter. Plutôt que de lui manifester son agacement, elle décida de toujours l’aborder avec un grand sourire, si bien que cette religieuse pensait que Thérèse était sa meilleure amie. Pierre Goursat nous rappelait aussi que la vie communautaire est un lieu privilégié pour s’exercer à faire des “petits sacrifices”. Il disait :
« Nous faisons des services et, quoi que nous fassions, nous disons : “Seigneur Jésus, je t’offre ça pour les grands malades, pour les torturés, pour tous les gens désespérés”. Et alors vraiment, il y a une immensité d’amour qui se répand dans le monde »[23].
Certains pourraient penser que cette spiritualité est simplette et désuète, qu’elle ne correspond pas à notre époque. Pierre en rappelait l’importance et l’actualité et soulignait qu’elle suppose de notre part un esprit d’enfance et beaucoup de simplicité. Il expliquait :
« On dit : “Oh ! Faire des sacrifices, ça ne sert à rien, c’est ridicule. Ce sont les enfants [qui font des petits sacrifices] !”. Mais il faut prendre tout à fait au sérieux ces sacrifices que font les enfants et souvent, ça les conduit à la sainteté. Alors nous devons nous mettre à cette école de simplicité et de prière et de ces petits sacrifices »[24].
-4) Offrir ses souffrances en union avec Jésus sur la croix
Dans son enfance, Pierre Goursat avait « une frousse terrible de la croix » et ne supportait pas la vue du sang. Quand il allait se recueillir à l’église Saint-Philippe du Roule, il aimait prier dans la chapelle dédiée au Cœur de Jésus, qu’il trouvait rayonnant et lumineux, où il trouvait la paix[25]. Plus tard, il avait pourtant un grand amour de Jésus crucifié. Il expliquait qu’adorer Jésus présent dans le Saint-Sacrement, nous permet de nous unir au Christ souffrant et nous fait compatir à tous ceux qui, aujourd’hui dans le monde, souffrent sur le plan physique, moral ou spirituel. La compassion qu’on a pour Jésus nous donne de la compassion pour les autres.
Quand Pierre nous parlait de la passion de Jésus, il nous faisait ressentir cet amour qu’il avait pour lui. Il disait :
« Il faut être avec le Seigneur qui souffre comme on est à côté de quelqu’un de malade. Il faut lui tenir la main, l’aimer. Il n’y a rien à dire ».
Uni au Christ souffrant sur la croix, Pierre Goursat contemplait son Cœur transpercé. Quand il priait sur son lit avec son grand crucifix sur lequel était représenté en relief le Cœur de Jésus d’où jaillissent des flammes, il le regardait intensément et l’embrassait. Une sœur de communauté raconte ce fait : « Un jour, sur la Péniche, je frappais à la porte de Pierre et j’ai cru qu’il me disait d’entrer. En fait il était en train de prier, il embrassait la Croix, les icônes aussi, c’était vraiment bouleversant. On sentait qu’il était saisi du feu de l’amour de Dieu ».
En 1986, le jour du vendredi Saint, Pierre Goursat participa au chemin de croix sur la Péniche. Comme il était malade, un diacre de la Communauté devait lui apporter la communion. Quand il eut communié dans sa chambre, Pierre resta fixé sur le chemin de croix. Il n’arrêtait pas de dire : « Tu as vu comme Jésus a souffert, comme Jésus a souffert ».
Parlant de Ste Catherine de Sienne qui « était mangée, brûlée par l’amour de Dieu », Pierre commentait ainsi ce que Jésus lui avait dit dans les Dialogues (cf. chapitre LXXVIII) :
« Je n’avais qu’une idée c’était d’arriver à la croix, je souffrais tellement de la soif des âmes que la Croix était pour moi un soulagement ». Et Pierre ajoutait : « Jésus était sur la croix à la fois bienheureux et souffrant : il souffrait de porter la croix corporelle et la croix du désir du salut des âmes »[26]. Ce que Pierre expliquait rejoint ce que St Paul affirme : « Je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église » (Col 1, 24).
Il faut bien comprendre le sens de ces paroles. Ce n’est pas la souffrance que Jésus a endurée sur la Croix qui nous sauve, mais l’amour qu’il a manifesté pour nous afin de nous sauver. Il ne s’agit donc pas d’exalter la souffrance en tant que telle, mais de comprendre le sens que Jésus lui donne. La souffrance est toujours inacceptable, car c’est un mal. Jésus n’est pas venu « éliminer » la souffrance, mais l’« illuminer » de sa présence et nous aider à la porter.
Pierre soulignait que la souffrance est plus légère si nous la vivons unis à Jésus. Il affirmait : « Si on est tout près de Jésus, on ne s’aperçoit pas qu’on souffre, parce qu’on est avec lui sur la croix »[27]. Ces propos peuvent nous surprendre quand on sait que Pierre Goursat était joyeux. Il tenait à préciser :
« Quand on parle de la compassion, on craint toujours un peu le dolorisme […]. On supporte la croix, mais dans la joie. La joie est douloureuse, mais c’est une joie […]. Il y a cette croix, cette joie, mais en même temps une évangélisation qui se fait par ailleurs […]. Alors c’est vraiment très dynamisant les uns pour les autres »[28].
En juillet 1986, Pierre annonça aux membres de la Communauté la naissance d’une nouvelle fondation – qui lui tenait très à cœur – dont l’objectif était d’aider les personnes malades ou handicapées à vivre leurs souffrances, en les offrant à Dieu. Il expliquait qu’il avait voulu l’appeler la “Croix glorieuse” pour ne pas en rester au versant douloureux de la croix, mais nous tourner résolument vers Jésus Ressuscité, qui est dans la gloire auprès de son Père[29].
J’en arrive à la cinquième et dernière partie.
– V) L’Acte d’offrande à l’Amour miséricordieux de la petite Thérèse
St Paul écrit :
« Vivez dans l’amour, comme le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous, s’offrant en sacrifice à Dieu, comme un parfum d’agréable odeur » (Ep 5, 2). Et le Catéchisme de l’Église Catholique dit : « Le seul sacrifice parfait est celui que le Christ a offert sur la croix en totale offrande à l’amour du Père et pour notre salut, mais en nous unissant à son sacrifice, nous pouvons faire de notre vie un sacrifice à Dieu » (n° 2100).
Offrir à Dieu des petits sacrifices par amour et offrir ses souffrances en union avec Jésus sur la Croix nous conduit à une autre étape, plus profonde, qui consiste à offrir à Dieu sa personne afin de participer à son œuvre de rédemption. Mais nous pouvons en avoir peur, nous en sentir incapables. C’est pourquoi, Pierre a souvent commenté dans ses enseignements cet évènement important de la vie de Ste Thérèse qui eut lieu deux ans avant sa mort, qui constitue l’accomplissement de sa « petite voie » et le sommet de son itinéraire spirituel. Le 9 juin 1895, au cours de la messe du Dimanche de la Trinité, la jeune carmélite de Lisieux reçoit l’inspiration de s’offrir à l’Amour Miséricordieux. Et deux jours plus tard, le 11 juin, elle fait son acte d’offrande à Dieu. C’est une nouveauté totale dans le contexte spirituel de la fin du XIXème siècle, marqué par le rigorisme janséniste. Dans certains monastères, on s’offrait alors à la Justice de Dieu en victime pour la réparation des péchés du monde.
Thérèse explique pourquoi elle n’a pas voulu s’offrir en victime à la Justice divine, mais à l’Amour miséricordieux, elle écrit dans ses manuscrits autobiographiques :
« Cette offrande me semblait grande et généreuse, mais j’étais loin de me sentir portée à la faire. Oh ! mon Dieu, m’écriai-je au fond de mon cœur, n’y aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s’immolant en victimes ?… Votre Amour miséricordieux n’en a-t-il pas besoin lui aussi ? Si votre Justice aime à se décharger, elle qui ne s’étend que sur la terre, combien plus votre Amour Miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre miséricorde s’élève jusqu’aux cieux… (Ms B, 4r°).
Pierre Goursat commenta ce passage et en tira l’enseignement spirituel suivant :
« Thérèse de l’Enfant-Jésus dit : “Je m’offre comme victime à l’amour miséricordieux”. Alors le mot “victime”, ça fiche la frousse à tout le monde. Elle ne parle pas de la justice divine. Mais elle dit : “Moi, je suis trop petite pour tout ça. Moi, je m’offre comme victime à l’Amour miséricordieux”. Alors avec l’Amour miséricordieux, il n’y a pas de danger, on ne doit pas avoir peur de l’Amour miséricordieux ! Tout ce qu’il peut, c’est nous faire avoir une intensité d’amour telle que finalement, on brûle avec lui et que finalement, ça nous purifie, et puis ça purifie aussi, uni à ses souffrances, un peu les péchés du monde »[30].
Et il ajoutait par ailleurs :
« Abandonnez-vous à l’Amour miséricordieux ! S’offrir comme victime à la Justice divine, c’est terrifiant, tandis qu’on peut vraiment en toute confiance s’abandonner à cet Amour miséricordieux »[31].
Dans un autre enseignement, Pierre Goursat expliquait que la vocation de l’Emmanuel, c’est d’être des “petits”, et que nous devons nous laisser consumer par le feu de l’amour de Dieu, comme la petite Thérèse dont le message s’adresse aux “petites âmes”. Il disait :
« Dans cette purification que lui donne l’amour brûlant du Seigneur dans son Cœur, tous les péchés sont brûlés avec. C’est un grand feu de joie. Tout est brûlé, tout est consumé, tout est transformé. Alors c’est ça qu’il faut que nous demandions au Seigneur, parce que Thérèse a demandé qu’une légion de petites âmes, toutes simples, toutes menues, toutes faibles, puisse s’offrir pour les péchés du monde, mais [aussi] pour calmer la souffrance du Cœur du Seigneur. Ce n’est pas du tout pour mériter pour les péchés du monde, comme les victimes autrefois, mais c’est simplement parce que cet amour immense n’est pas compris, n’est pas aimé »[32].
On peut voir ici une réminiscence au cri de saint François d’Assise qui parcourait les rues de sa petite ville au Moyen-Age en criant « l’amour n’est pas aimé, l’amour n’est pas aimé ».
Conclusion
Notre vocation de baptisés est de coopérer à l’œuvre de salut que le Christ est venu accomplir, et pour répondre à notre appel dans la Communauté de l’Emmanuel, le Seigneur désire que nous lui offrions notre vie, comme St Paul nous y invite :
« Je vous exhorte, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre » (Romains 12, 1).
Si on veut chercher à résumer ce que j’ai cherché à vous dire dans cet enseignement, on peut constater que l’itinéraire spirituel que Pierre Goursat a suivi, et qu’il nous invitait à vivre est – comme nous l’avons vu – très proche de celui de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus. Il pourrait être résumé par ces différentes étapes : brûler d’amour, “avoir soif” des âmes, faire des petits sacrifices, s’unir à Jésus qui souffre sur la Croix pour le salut des hommes, et s’offrir à l’Amour Miséricordieux.
Se démarquant d’un christianisme austère et moralisateur, Pierre Goursat a voulu, comme la petite Thérèse, mettre l’accent sur l’Amour miséricordieux qui nous purifie, nous enflamme du feu ardent de la charité divine, et veut embraser le cœur de tous les hommes. Pierre on l’a vu, était brulé de cet amour du Seigneur et vraiment, c’est ce qui nous a le plus marqué sans doute, tous ceux qui l’ont connu, tous ceux qui l’ont écouté. Personne si j’ose dire n’est resté indemne parce que Pierre non seulement parlait beaucoup de ce thème que j’ai développé, mais on sentait qu’au-delà de ses paroles, il le vivait et qu’il brûlait profondément d’amour, il s’est consumé comme ce buisson ardent afin que sa vie serve au salut du monde.
Dans le prochain enseignement, je vous parlerai de la compassion de Pierre, qui était la source de sa charité envers tous, en particulier les pauvres et les personnes en grande difficulté.
Et cette compassion de Pierre – on le comprend – est la continuité, la suite directe, la conséquence directe du fait de se laisser brûler d’amour par le Seigneur. Quand on se laisse brûler par le Seigneur, on compatit, et quand on compatit vraiment, on cherche à aimer, en acte et en vérité.
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[1] Intervention lors d’une session de Paray-le-Monial, juillet 1977.
[2] Session de Paray-le-Monial, juillet 1977.
[3] Retraite de la Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, 9 août 1978.
[4] Retraite de la Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, 30 décembre 1982.
[5] Retraite de Fraternité de Jésus, 29 juillet 1980.
[6] Catéchisme de l’Église Catholique, n° 1821.
[7] J. Vinatier, Le cardinal Suhard, l’évêque du renouveau missionnaire, Le Centurion, 1983, 378-379.
[8] Cf. Jean Vinatier, Le cardinal Suhard, l’évêque du renouveau missionnaire, 1983, 347.
[9] Enseignement lors de la retraite de Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, décembre 1980.
[10] Enseignement aux membres des assemblées de prière de Paris, 13 mars 1976.
[11] Notes préparatoires à un enseignement, 24 juin 1980.
[12] Enseignement lors d’un week-end communautaire à Paris, 25 janvier 1981.
[13] Enseignement lors d’un week-end communautaire à Paris, 25 janvier 1981.
[14] Retraite de Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, dimanche de Pâques, 11 avril 1982.
[15] Retraite de la Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, été 1983.
[16] Retraite de Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, fin décembre 1980.
[17]Week-end communautaire, 25 janvier 1981.
[18] Enseignement lors d’un week-end communautaire, 20 septembre 1981.
[19] Retraite de Fraternité de Jésus, Pâques 1982.
[20] Enseignement lors d’un week-end communautaire, 4-5 avril 1981.
[21] Enseignement lors d’un week-end communautaire, 15 juin 1980.
[22] Week-end communautaire, 17 avril 1982.
[23] Week-end communautaire, 21 juin 1981.
[24] Retraite de Fraternité de Jésus, Pâques 1982.
[25] Cf. intervention à Paray-le-Monial lors d’une retraite de la Fraternité de Jésus, août 1979.
[26] Intervention lors d’une session à Paray-le-Monial, 17-22 juillet 1976.
[27] Enseignement à Paray-le-Monial durant la retraite de la Fraternité de Jésus, août 1978.
[28] Retraite Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, Pâques 1978.
[29] Cf. enseignement à Bordeaux, 20 juin 1988.
[30] Retraite de Fraternité de Jésus à Paray-le-Monial, début août 1979.
[31] Week-end communautaire, 25 janvier 1981.
[32] Week-end Emmanuel, 22-23 novembre 1975.